Ce témoignage a été publié dans un recueil consacré à l'Arménie, "Les amoureux de l'Arménie", aux Editions Brumerge.
Qu’est-ce qu’être arménien ? Grande question. Pour beaucoup d’entre nous, cela se résume aux spécialités culinaires, écouter la musique, danser le kotchari, se rendre cœur,tes champêtres estivales et faire acte de présence lors du 24 avril tous les ans.
Voyages multidimensionnels
Pour ma part, être arménien représente bien plus. Être arménien, c’est connaître une Histoire trois fois millénaire, c’est parler une langue enchanteresse comparable à aucune autre, c’est composer avec un alphabet unique et singulier de 38 lettres élaboré par Mesrop Mashdots en 405 après Jésus-Christ. C’est une croyance, une foi chrétienne inébranlable qui a survécu aux assauts perses et ottomans. C’est aussi porter en soi à la fois toute la souffrance d’un peuple écorché qui a su rester debout et tout l’espoir d’une renaissance, d’une nouvelle existence. Dans l’un de ses plus célèbres poèmes intitulé « Nous sommes peu, mais nous sommes arméniens », Paruyr Sévag déclamait : « Nous sommes peu, pourtant on nous nomme Arméniens. Pourquoi ne devrons-nous pas nous sentir fiers ? Nous sommes, nous resterons et serons davantage ! ». Voilà ce qu’est être arménien pour moi : c’est la fierté de ses racines, l’amour d’un pays, la mémoire de ceux qui ont perdu la vie pour assurer notre avenir dans ce monde. En bref, c’est savoir d’où l’on vient.
Mes parents sont tous deux d’origine arménienne. Ma mère était native du Liban, mon père est né en France. Amoureux de leurs racines et fervents militants, c’est tout naturellement qu’ils ont transmis à mes soeurs et moi cette arménité, en premier lieu nos prénoms typiquement arméniens. Ils m’ont donné le prénom « Sossé », du nom de la vaillante épouse et compagne d’armes du héros légendaire Serop Aghpur. Mes soeurs se nomment « Taline » et « Roupina ». Alors que des parents inscrivaient leurs enfants dans des établissements français, mes parents ont fait le choix de nous inscrire à l’école bilingue Hamaskaïne de Marseille. Un pari risqué pour l’époque. Je fais ainsi partie des quatre premiers élèves de l’école lors de la rentrée scolaire en 1980. J’y suis restée jusqu’en juin 1996, année d’obtention du baccalauréat. Ces seize années de scolarité à Hamaskaïne resteront à jamais gravées dans mon coeur. Je n’échangerai contre rien au monde l’éducation et l’enseignement que j’y ai reçus. Poésie, littérature, histoire et étude de la langue ont rythmé ma scolarité. L’institution a ainsi su compléter l’éducation de mes parents en m’inculquant les bases de notre culture et les valeurs de notre peuple.
En sortant de Hamaskaïne, mes parents m’ont offert le plus merveilleux des cadeaux : un voyage au Liban et en Arménie. C’était en septembre 1996. J’avais 18 ans.
C’était le voyage des premières fois : première fois que je prenais l’avion, première fois que je sortais de France. Mais surtout première fois d’une longue série de voyages en Arménie, chacun revêtant un soupçon de charme bien particulier, un parfum de douceur. Comme si cette terre nous rappelait vers elle. Mes multiples retours aux sources et aux origines ont construit et forgé mon essence, mon arménité, mon attachement à ces racines ancrées au plus profond de mon être. Ils permettent de mettre bout à bout les petites pièces de ce grand puzzle de mon arménité, étalé depuis plus de 30 ans et qui commence à prendre une certaine réalité un jour de septembre 1996.
Jamais je ne l’oublierai. L’aéroport de Zvartnots était sombre, morose, tout l’opposé de ce magnifique bâtiment lumineux qu’il est aujourd’hui. Après d'interminables formalités administratives, je rencontre finalement cette famille d’Arménie dont mon père nous avait parlé à ma mère, mes soeurs et à moi, tout en restant malgré tout assez discret, laissant planer un certain mystère sur ces personnes. Nous connaissions leurs existences grâce à de rares photos parvenues par voie postale, lorsque le courrier ne se perdait pas, ou par voyageur interposé, mais nous ne savions pas quels étaient leurs liens avec nous. Voilà que je pouvais mettre un visage et un prénom sur ces photos.
Ils n’étaient pas les seuls à m’attendre. Un invité surprise nous a accompagnés tout au long de notre retour à Erevan. Et quel invité ! Le grand, majestueux et biblique Mont Ararat me saluait du haut de ses 5165 mètres, illuminé par les rayons d’or d’un soleil d’automne, titillant ce ciel arménien d’un bleu azur qui n’existe nulle part ailleurs. Il nous offrait là un bien magnifique et inestimable spectacle. C’était comme une toile, une oeuvre d’art, qui par magie s’animait sous mes yeux. Le rêve de tout Arménien de la diaspora. Car le Mont Ararat, tout comme le Saint Siège d’Etchmiadzine, Khor Virap berceau de la chrétienté, Sardarabad symbole de la combativité arménienne, les mille et une églises gage de foi ou encore Dzidzernagapert, le monument aux hirondelles dédié aux victimes du Génocide Arménien, ont guidé mon enfance et mon adolescence. Je n’avais vu ces protecteurs de l’âme arménienne que sur des supports photographiques. La réalité est une toute autre affaire. La visite de chacun de ces monuments a éveillé en moi une émotion d’une telle intensité. Je me souviens encore avoir lâché mon appareil photo à Dzidzernagapert avant de fondre en larmes. C’est comme une gifle qu’on prend en pleine face. Des images, des évènements, des paroles défilent à toute vitesse dans la tête et s’imbriquent avec une telle cohérence. Bizarrement, ce qui semblait si abstrait quelques minutes auparavant prend à ce moment précis une réelle consistance. Un bouleversement de chaque instant. Mais surtout on ouvre les yeux sur ce que l’on est.
Forcément l’on ne sort pas indemne de cette première expérience, riche en émotion et en évènements. J’ai assisté à des scènes surréalistes comme cette émeute à la suite des élections présidentielles entachées par des allégations de fraudes remportées par Lévon Ter-Petrossian. La Place de la République à Erevan, point névralgique de la capitale arménienne, était contrôlée par l’armée arménienne afin d’endiguer tout débordement. Chars, militaires armés… Pour une jeune occidentale de 18 ans, cette vision parait tout juste sortir d’un film !
L’on prend conscience du quotidien difficile de ce peuple, nouvellement indépendant, au sortir du joug communiste. La transition vers l’économie de marché et l’acquisition de l’indépendance ne se fait pas sans mal : alors que les plus nombreux ont vu leurs vies s’effondrer et ont été contraints de redémarrer à zéro, d’autres ont su profiter pleinement du système pour bâtir leur fortune et goûter au pouvoir. Le malheur des uns a fait le bonheur des autres. Comme dans toute nouvelle république, c’est l’instauration d’une société duale avec le gâteau pour les premiers rôles et les miettes pour les figurants. Pour sauver leur peau et celle de leur famille, beaucoup ont préféré tout vendre et tenter leur chance à l’étranger. D’autres ont refusé de quitter leurs terres, faisant preuve d’une extraordinaire soif de vivre ou plutôt de survie. Profiter du jour présent comme si celui-ci devait être le dernier. C’est sans doute cette philosophie de vie qui a sauvé nos compatriotes d’Arménie.
Une quête...
D’où vient-on ? Cette interrogation sonne comme une quête du Graal. L’Arménie n’y apporte qu’un élément de réponse partiel. Oui, je chéris cette terre. Cependant mes origines, le passé de ma famille sont enfouis de l’autre côté du Mont Ararat, dans ce qui constituait la Grande Arménie, en Turquie. Mes grands-parents venaient de Bursa, Amasya et Tokat. Les destinations de ma véritable croisade. En 2003, mon père me propose un pari fou : réaliser le trajet Marseille-Erevan en voiture, soit plus de 5000 kilomètres. D’abord réticente, je décide finalement de suivre mon père dans cette aventure. Et même l’inconnu ! Car nous n’avions rien préparé ! Pour preuve, mon père avait acheté le véhicule, une 605, la veille de notre départ. Nous ne savions même pas comment ouvrir le capot. Autant dire que nous étions mal engagés mais qu’importe ! Le voyage dura 6 jours : Croatie, Slovénie, Yougoslavie, Bulgarie… Et enfin Turquie. Nous voici embarqués sur les routes d’Anatolie entre le Bosphore, Istanbul, Trébizonde, Kars, Ardahan, Erzeroum l’ancienne Karin. Mais l’un de mes souvenirs les plus marquants demeure notre passage à Amasya, le village de naissance de ma grand-mère paternelle. A chacun de nos pas, je pouvais lire l’émotion grandissante sur le visage de mon père. Il était difficile de soutenir son regard, noyé dans des larmes de joie et de souvenirs, comme un hommage ultime rendu aux auteurs de ses jours. Il me confiera la voix tremblante que le village - aujourd’hui ville - est tel que décrit par sa mère. Les récits de ma grand-mère lui reviennent à l’esprit avec l’effet d’un boomerang. Celle-ci lui racontait ainsi qu’avec sa famille, ils se rendaient à Tokat à dos d’âne chargé… à plus d’une centaine de kilomètres ! Les anecdotes défilent, se croisent et s’entrecroisent pour s’imbriquer non sans logique. La boucle est bouclée comme on a l’usage de le dire.
C’est comme ouvrir les yeux un matin, après une halte à Doğubeyazit, à une trentaine de kilomètres de la frontière iranienne, réveillés par les premières lueurs du soleil, se retrouver face à un tableau idyllique, le Mont Ararat côté turc, et se rendre compte qu’il a veillé sur nous toute la nuit. Devant une telle vision, on y perdrait son latin...ou plutôt son arménien. Oui, c’est aussi cela vivre son arménité.
Plusieurs raisons peuvent motiver un voyage en Arménie. On s’y rend pour la première fois car on veut savoir quel est ce pays. On y fait ensuite des rencontres, on scelle des amitiés. On consolide des liens. Cela étant, l’arménité est comparable à une fleur : s’il faut l’arroser et la choyer pour que celle-ci ne fane pas et soit la plus éblouissante, nous devons continuellement entretenir notre arménité comme la plus étincelante des roses.
En grandissant, avec la maturité de mes printemps passants, il me tenait à coeur d’agir au nom et pour mes origines. En quelque sorte devenir actrice et non plus seulement spectatrice. En 2005, au terme de mes études universitaires, je décide de valider mon diplôme par un stage professionnel de 4 mois en Arménie au sein d’une Organisation Non Gouvernementale suisse, CIMERA. Celle-ci oeuvre pour le développement des médias et la qualification professionnelle des journalistes dans le Caucase, les Balkans et en Asie Centrale. J’ai eu la chance de travailler avec des spécialistes, d’apprendre à leurs côtés mais surtout de prendre part à des projets qui défendaient la promotion de la paix, de la démocratie, des libertés favorables au développement de l’Arménie. Par ma modeste contribution, j’avais réussi à apporter ma petite pierre à l’édifice. Une sensation agréable avait envahi tout mon être, le sentiment d’avoir agi pour les miens, la fierté d’avoir bien fait. Une autre étape était franchie.
Je suis Française d’origine arménienne. Puis-je imaginer vivre l’un sans l’autre ? Non, aucunement. La France est mon pays de naissance, l’Arménie est le pays de mon coeur, celui dans lequel je puise ma force. Deux pays, deux cultures, deux langues. Qu’elle est belle la langue arménienne, elle qui est notre conscience, l’appel de notre âme, le symbole de notre être. Elle est notre richesse, le poids de notre arménité, le témoignage de notre héritage. Elle est comme ce tatouage sur ma peau sans lequel je ne saurai vivre aujourd’hui. Indélébile.
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